Le rap à l’assaut du crime de lèse-majesté

Alors que la NV-A se bat depuis 2013 pour faire supprimer le crime de lèse-majesté de l’arsenal législatif belge, c’est finalement un rappeur catalan qui aura eu raison de cette particularité de notre régime monarchique.

Valtonyc est un rappeur originaire de Majorque qui chante en catalan. En 2017, les juridictions espagnoles le condamnent pour apologie du terrorisme et insulte à la Couronne espagnole. Dans ses chansons, il traite le roi d’Espagne Juan Carlos 1er, de voleur. Rappelons qu’il parle du roi d’Espagne qui s’est lui-même exilé aux Emirats arabes unis, sous la menaces de multiples inculpations pour corruption et évasion fiscale.

Pour échapper à sa condamnation, Valtonyc se réfugie, lui, en Belgique en 2018 et les autorités espagnoles transmettent alors un mandat d’arrêt européen pour pousser les autorités belges à extrader l’artiste.

L’extradition pour actes de terrorisme

Valtonyc conteste l’exécution du mandat d’arrêt européen devant les juridictions belges et pousse celles-ci à saisir la Cour de Justice de l’Union européenne à propos de l’exécution de ce mandat d’arrêt.

Normalement, les autorités du pays chargées de l’extradition (en l’occurrence la Belgique) ne peuvent exécuter le mandat d’arrêt européen que si l’infraction qui en est à l’origine est valable dans son propre système judiciaire. En effet, la loi du 19 décembre 2003 relative au mandat d’arrêt européen prévoit l’obligation de refuser l’exécution d’un tel mandat d’arrêt si le fait qui est à la base de ce mandat ne constitue pas une infraction au regard du droit belge.

Cependant, lorsque le mandat repose sur des « actes de terrorisme » – ce qui est le cas de l’infraction pour apologie du terrorisme – les juridictions de ce pays ne peuvent pas refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen pour le motif que l’infraction n’existerait pas dans leur pays. Pour que cette exception s’applique, il faut toutefois que l’infraction en question soit passible de 3 années de prison dans le pays où elle a été commise (l’Espagne).

Or, dans le cas de Valtonyc, la condamnation pour apologie du terrorisme vise à condamner les paroles d’une chanson écrite en 2012. A l’époque, la loi prévoyait une peine maximale de deux ans de prison pour les faits d’apologie du terrorisme. Ce n’est qu’avec une loi de 2015 que la peine maximale est passée à 3 ans de détention.

Il a donc fallu saisir la Cour de Justice de l’Union européenne pour savoir si l’exception relative à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen pour des actes de terrorisme pouvait s’appliquer dans ces circonstances.

Par son arrêt du 3 mars 2020, la Cour de Justice conclut que c’est la loi en vigueur au moment des faits (en 2012) qui peut seule être prise en compte et non pas celle de 2015, plus stricte que la loi antérieure. Il s’agit du principe de non-rétroactivité d’une loi pénale plus sévère.

Le bon vieux crime de lèse-majesté

L’Espagne ne peut donc plus exiger l’extradition sans pouvoir de contrôle des juridictions belges. Celles-ci doivent donc examiner si les infractions à l’origine du mandat d’arrêt existent également en droit belge.

C’est ce qui a amené à porter le débat sur la seconde infraction à l’origine de ce mandat d’arrêt : l’insulte à la Couronne espagnole.

Une infraction identique existe en droit belge puisque l’article 1er de la loi du 6 avril 1847 punit d’un emprisonnement et d’une amende quiconque « se sera rendu coupable d’offense envers la personne du Roi ». C’est ce qu’on qualifie, en langage courant, du crime de lèse-majesté. A première vue, rien ne permettait donc de s’opposer à ce mandat d’arrêt puisque la même infraction existe en droit espagnol et en droit belge.

Cependant, afin de faire opposition à ce mandat d’arrêt européen, les plaideurs ont invoqué l’inconstitutionnalité de la loi du 6 avril 1847 et demandé à la Chambre des mises en accusation de saisir la Cour constitutionnelle de cette question préjudicielle.

La Cour constitutionnelle doit donc déterminer si cette loi viole l’article 19 de la Constitution lu en combinaison avec l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.

C’est ce qui a conduit la Cour constitutionnelle à rendre un arrêt déclarant la « répression des offenses envers le Roi » inconstitutionnelle.

Lèse-majesté vs liberté d’expression

La Cour constate d’abord que l’article 19 de la Constitution et l’article 10 de la Convention européenne ont une portée analogue en ce qu’ils consacrent tous les deux le droit à la liberté d’expression.

Ensuite, la Cour évalue si l’ingérence dans ce droit à la liberté d’expression repose sur un objectif légitime. Elle commence par pointer le « contexte historique fondamentalement différent » dans lequel la loi de 1847 a été adoptée, ainsi que « l’évolution des conceptions sur ce qui peut être jugé nécessaire dans une société démocratique ».

La Cour se réfère ensuite à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour considérer que « l’intérêt que pourrait avoir un Etat à protéger la réputation du chef d’Etat ne saurait justifier l’octroi à celui-ci d’un privilège ou d’une protection particulière en ce qui concerne les opinions exprimées à son encontre ». Elle ajoute que « la circonstance que le Roi est dans l’impossibilité d’introduire une plainte sans l’accord d’un ministre (…) ne suffit pas à justifier l’ingérence dans la liberté d’expression occasionnée par la disposition en cause ».

La Cour pointe encore que la protection offerte au Roi est sensiblement plus large que celle qui serait offerte à toute autre personne faisant l’objet de calomnie ou diffamation, que ce soit par la lourdeur des sanctions infligées aux coupables ou par la portée plus large donné à la notion d’ « offense ».

Elle en déduit l’incompatibilité de cette disposition avec les dispositions qui protègent la liberté d’expression.

« Liberté d’expression est plus efficace que censure… » (Damso)

Face à l’acharnement des autorités espagnoles, le combat de l’artiste et de ses avocats pour défendre sa liberté d’expression semble payer.  Au-delà du sort qui sera réservé à Valtonyc, cette affaire interroge certaines valeurs démocratiques fondamentales.  

  • La lutte contre le terrorisme n’autorise pas la mise à néant du sacrosaint principe de non-rétroactivité de la loi pénale.
  • La protection de nos institutions monarchiques n’autorise pas de restreindre davantage la liberté d’expression parce que les propos visent le Roi.

Evaluation des incidences sur l’environnement : la Cour constitutionnelle annule le mécanisme d’abrogation de plein droit de certains anciens PCA

Evaluation des incidences sur l’environnement : commentaire de l’arrêt de la Cour constitutionnelle qui annule le mécanisme d’abrogation de plein droit de certains anciens plans communaux d’aménagement prévu par l’article D.II.66 du CoDT.

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Médiation: l’incitant fiscal à l’assurance protection juridique est validé

La loi du 22 avril 2019 prévoyant un incitant fiscal visant à encourager les citoyens à souscrire à un contrat d’assurance protection juridique est validée par la Cour constitutionnelle. Nous examinerons les enseignements de cet arrêt par rapport à la volonté du législateur de privilégier le recours à la médiation et aux différences de traitement qui en résultent.

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Les assurés ont le libre choix de leur avocat, même en médiation

Chez CAMBIER, nous sommes persuadés que l’avocat formé à la médiation est un atout pour assister une partie dans ce processus particulier et que son expertise en médiation, combinée à sa pratique d’avocat contribueront à faciliter l’ensemble du processus. Tel n’était pas l’avis du législateur qui a adopté la loi sur les assurances pour garantir à l’assuré le libre choix de son conseil dans toutes les procédures, à l’exception de la médiation. Ils ‘est fait rappeler à l’ordre par la Cour constitutionnelle et la Cour européenne de Justice qui insistent, notamment, sur le rôle des avocats lors de médiations et sur la nécessité d’offrir à un assuré la même garantie de liberté de choix dans le cadre d’une médiation.

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Nouveau rappel à l’ordre de la Cour constitutionnelle sur l’exigence d’intérêt au recours au Conseil d’Etat

La Cour constitutionnelle confirme l’inconstitutionnalité d’une interprétation trop restrictive de l’exigence du maintien de l’intérêt au recours tout au long de la procédure au Conseil d’Etat

Par un nouvel arrêt du 9 juillet 2020 (n° 105/2020), la Cour constitutionnelle se prononce à nouveau sur l’interprétation à donner à l’article 19, alinéa 1er des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat qui exige qu’une partie requérante conserve un intérêt actuel tout au long de la procédure.

Dans cette affaire, la Cour constitutionnelle est interrogée sur la portée à réserver à cette disposition lorsqu’un requérant conteste une nomination illégale d’un autre fonctionnaire à une fonction à laquelle ce requérant espérait accéder, alors qu’en cours de procédure en annulation, la réserve de recrutement dont fait partie ce requérant arrive à échéance.  Selon la jurisprudence rigoriste du Conseil d’Etat, l’article 19, alinéa 1er impose de considérer que le requérant a été privé de son intérêt au recours en raison de l’épuisement de la réserve de recrutement, ce qui conduit à devoir constater l’irrecevabilité de son recours.

Saisie de la question de la constitutionnalité d’une telle interprétation, la Cour constitutionnelle répond ce qui suit :

« B.11.3.Dans l’interprétation selon laquelle une partie requérante est tenue de disposer d’un intérêt actuel tout au long de la procédure, ce qui implique que l’annulation doit lui permettre de retrouver une chance de bénéficier de la nomination qu’elle sollicite, la disposition en cause a des effets disproportionnés, puisque dans cette interprétation, elle conduit nécessairement à la perte de l’intérêt à l’annulation lorsque la réserve de recrutement arrive à échéance au cours de la procédure devant le Conseil d’État, sans que la partie requérante puisse démontrer si, en réalité, il subsiste encore un intérêt à l’annulation et sans tenir aucun compte des événements qui ont pu retarder l’examen du recours.

Dans cette interprétation, il est ainsi établi également une différence de traitement injustifiée entre cette partie requérante et le lauréat d’une réserve de recrutement dont la durée de validité vient de débuter lors de l’introduction du recours ».

 

Ce n’est pas la première fois que la Cour constitutionnelle pointe l’interprétation trop restrictive que fait le Conseil d’Etat de cette exigence de maintien de l’intérêt au recours.

  • Dans un arrêt n° 117/99 du 10 novembre 1999, la Cour constitutionnelle relevait déjà que « Par le caractère automatique que la perte d’intérêt revêt – sauf dans l’hypothèse particulière mentionnée dans la question préjudicielle-, l’interprétation donnée à l’article 19 a des effets disproportionnés car elle aboutit à une décision d’irrecevabilité du recours, sans que soit examiné s’il subsiste, en réalité, un intérêt à ce recours et sans tenir aucun compte des événements qui ont pu en retarder l’examen » (considérant B.6).
  • Dans un arrêt du 30 septembre 2010, n° 109/2010, la Cour constitutionnelle expose que « c’est au Conseil d’Etat qu’il appartient d’apprécier si les requérants qui le saisissent justifient d’un intérêt à leur recours. Le Conseil d’Etat doit toutefois veiller à ce que la condition de l’intérêt ne soit pas appliquée de manière restrictive ou formaliste. (voir, en ce sens, CEDH, 20 avril 2004, Bulena c. République tchèque, §§ 28, 30 et 35; 24 février 2009, L’Erablière A.S.B.L. c. Belgique, § 38; 5 novembre 2009, Nunes Guerreiro c. Luxembourg, § 38; 22 décembre 2009, Sergey Smirnov c. Russie, §§ 29-32) » (considérant B.4.2).

Observons d’ailleurs que, dans le cadre de l’arrêt commenté, la Cour constitutionnelle prend soin de mentionner ces deux arrêts, comme s’il s’agissait d’un rappel à l’ordre destiné au Conseil d’Etat.

Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’Homme a prononcé un arrêt du 17 juillet 2018 condamnant la Belgique en raison de l’interprétation trop restrictive de l’intérêt au recours résultant de la jurisprudence du Conseil d’Etat.  Cette interprétation du Conseil d’Etat avait, à l’époque, été jugée contraire au droit à un recours effectif (C.E.D.H., 17 juillet 2018, Vermeulen c. Belgique, §§ 42 e.s.).

 

Cette jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme a amené le Conseil d’Etat lui-même a été amené à assouplir sa propre jurisprudence à propos de la portée de l’exigence du maintien de l’intérêt au recours.

Ainsi, dans un arrêt n° 243.406 du 15 janvier 2019, prononcé en assemblée générale, le Conseil d’Etat qu’« il appartient au Conseil d’État d’apprécier si la partie requérante qui le saisit, justifie d’un intérêt à son recours. Le Conseil d’État doit toutefois veiller à ce que la condition de l’intérêt ne soit pas appliquée d’une manière exagérément restrictive ou formaliste ».  Le Conseil d’Etat y explique qu’il « tire enseignement de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 17 juillet 2018, en cause de Vermeulen contre la Belgique. La Cour y a rappelé que la portée donnée par le Conseil d’État dans sa jurisprudence, à la notion d’ ‘’intérêt’’ en tant qu’exigence de recevabilité ne peut avoir pour conséquence de porter atteinte à la substance même du droit d’accès de chacun à un tribunal, qui est inhérent aux garanties offertes par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ».  Le Conseil d’Etat en déduit que, lorsque la perte d’un intérêt est due au temps qui s’est écoulé et n’est pas due à un acte qu’un requérant aurait accompli ou négligé d’accomplir qui lui serait personnellement imputable, l’on ne peut pas en déduire une perte d’intérêt dans le chef de la partie requérante.

Pourtant, dans un arrêt Moors n° 244.015 du 22 mars 2019 le Conseil d’Etat semble revenir en arrière par rapport à cette jurisprudence en considérant que la possibilité d’introduire une demande en indemnité réparatrice implique qu’un requérant au Conseil d’Etat ne sera pas privé de son droit à un recours effectif même si l’on devait considérer qu’il a perdu intérêt à l’annulation en raison d’un acte qui ne lui serait pas personnellement imputable.  Il relève en effet que, dans le cadre de la procédure en indemnité réparatrice, les moyens développés à l’appui de la requête seront examinés par le Conseil d’Etat, ce qui implique que le droit d’accès à un tribunal n’est pas atteint. Il faut en effet rappeler que l’arrêt précité de la Cour européenne des droits de l’Homme était prononcé à propos d’un cas antérieur à l’entrée en vigueur du régime de l’indemnité réparatrice.  C’est ce raisonnement de l’arrêt du 22 mars 2019 qui conduit le Conseil d’Etat à poser à la Cour constitutionnelle la question préjudicielle ayant donné lieu à l’arrêt commenté.

 

Dans le cadre de l’arrêt commenté, la Cour constitutionnelle semble balayer le raisonnement du Conseil d’Etat et remet la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme en perspective Elle estime que ce régime de l’indemnité réparatrice n’offre pas les mêmes avantages que la procédure en annulation dans la mesure où « l’application de l’article 11bis ne peut conduire à ce que l’acte administratif contesté disparaisse de l’ordonnancement juridique erga omnes et rétroactivement » (B.11.1).   La Cour semble ainsi considérer que la question de l’effectivité du recours continue à se poser malgré cette possibilité de poursuivre la procédure en indemnité réparatrice.

 

Même si la Cour constitutionnelle prend la peine de préciser qu’elle ne se prononce pas sur la jurisprudence du Conseil d’Etat mais plutôt sur l’interprétation à donner à la disposition en cause (B.8.2), on peut tout de même considérer que ce nouvel arrêt constitue un rappel à l’ordre supplémentaire à l’égard du Conseil d’Etat.  Gageons que ce dernier tiendra compte des multiples arrêts rendus tant par la Cour constitutionnelle que par la Cour européenne des droits de l’Homme pour assouplir cette exigence du maintien de l’intérêt au recours.