Ententes illicites dans les marchés public : un soumissionnaire averti en vaut deux

25 mai 2021 Alexandre PATERNOSTRE Contrats de l'Administration

Dans un article à paraître de la revue trimestrielle des marchés et contrats publics, Thomas CAMBIER et Oscar LAURENT définissent les contours de la notion d’« entente illicite » entre soumissionnaire(s) et/ou adjudicateur(s). L’une des sanctions de cette pratique est d’ordre pénal. Elle est fixée par l’article 314 du Code pénal dont la constitutionnalité a été examinée le 11 mars 2021 par la Cour constitutionnelle.

La portée de l’article 314 du Code pénal ?

Introduit dans le Code pénal par la loi du 24 décembre 1993 « relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services », l’article 314 du Code pénal prévoit que :

« Les personnes qui, dans les adjudications de la propriété, de l’usufruit ou de la location des choses mobilières ou immobilières, d’une entreprise, d’une fourniture, d’une exploitation ou d’un service quelconque, auront entravé ou troublé la liberté des enchères ou des soumissions, par violences ou par menaces, par dons ou promesses ou par tout autre moyen frauduleux, seront punies d’un emprisonnement de quinze jours à six mois et d’une amende de cent euros à trois mille euros ».

Quelle est la portée de la notion d’adjuciation utilisée dans la définition de cette infraction ? Vise-t-elle toutes les procédures de marchés publics, soit tant celles qui imposent une mise en concurrence que celles qui permettent au pouvoir adjudicateur de traiter directement avec un ou plusieurs soumissionnaires précis ?

Une portée limitée, selon la Cour de Cassation

La Cour de cassation s’est exprimée à ce sujet dans un arrêt du 26 mars 2016 :

« Dès lors que la concurrence requise par l’article 314 du Code pénal doit jouer entre personnes qui se sont manifestées ensuite d’un appel public, l’infraction d’entrave ou de trouble de la liberté des enchères et des soumissions ne concerne que l’attribution des marchés publics selon les procédures ouvertes ou restreintes. Elle est, par contre, étrangère aux marchés publics conclus par procédure négociée, quelle que soit la concurrence instaurée entre les candidats pressentis par l’adjudicateur, la possibilité de surenchère et les mesures de publicité qui entourent la conclusion du contrat ».

La position nuancée de la Cour constitutionnelle

La Cour constitutionnelle s’est récemment prononcée sur le sujet à l’occasion d’un arrêt n°42/2021 du 11 mars 2021 rendu sur question préjudicielle :

« B.5. Le caractère répréhensible de certains faits, le constat de ceux-ci en tant qu’infraction, la gravité de cette infraction et la sévérité avec laquelle elle peut être punie relèvent du pouvoir d’appréciation du législateur.

La Cour empièterait sur le domaine réservé au législateur si, en s’interrogeant sur la justification des différences entre des comportements, dont certains sont érigés en infraction et d’autres pas, elle procédait chaque fois à une mise en balance fondée sur un jugement de valeur quant au caractère répréhensible des faits en cause par rapport à d’autres faits non punissables et ne limitait pas son examen aux cas dans lesquels le choix du législateur est à ce point incohérent qu’il aboutit à une différence de traitement manifestement déraisonnable ou à une sanction manifestement disproportionnée ».

« B.6.1. En réprimant les violences, menaces ou ententes ayant pour but de fausser la concurrence lors d’enchères ou de soumissions, le législateur a pu considérer qu’il ne s’imposait pas, dans le contexte de la réglementation des marchés publics telle qu’elle était fixée par la loi du 24 décembre 1993, d’étendre la répression aux agissements commis lors de la passation de marchés publics dans le cadre de procédures négociées.

En effet, il a pu estimer que les caractéristiques de ces procédures, mentionnées en B.4.1, étaient difficilement conciliables avec une infraction conçue pour garantir la concurrence entre les soumissionnaires par le caractère libre et public des enchères ou des soumissions.

B.6.2. Par ailleurs, l’exclusion des comportements contraires à l’ordre public adoptés lors de la passation de marchés publics selon la procédure négociée sans publicité du champ d’application de l’article 314 du Code pénal ne produit pas des effets disproportionnés pour les victimes de ces agissements, dès lors que les auteurs de ces agissements sont passibles de poursuites pénales sur la base d’autres qualifications, telles que, notamment, le faux en écritures et l’usage de faux, la corruption, la prise d’intérêt, la violation du secret professionnel, l’association de malfaiteurs ou l’escroquerie.

Enfin, lors de l’attribution d’un marché public, le recours illicite à la procédure négociée sans publicité alors que le marché devait être passé selon la procédure d’adjudication publique ou selon la procédure d’appel d’offres, notamment par l’usage de techniques de fractionnement (« saucissonnage ») du marché, peut constituer une entrave ou un trouble à la liberté des enchères et des soumissions et relever à ce titre de l’article 314 du Code pénal.

B.7.La question préjudicielle appelle une réponse négative.

Cette conclusion ne porte pas atteinte à la possibilité pour le législateur d’examiner s’il est opportun de modifier l’incrimination visée à l’article 314 du Code pénal, en considération notamment de l’évolution législative en matière de réglementation des marchés publics ».

Que comprendre de ce raisonnement ?

  • Cette infraction ne s’applique pas aux procédures négociées…

Comme l’a tranché la Cour de cassation, l’article 314 du Code pénal ne permet en principe pas de sanctionner une entente illicite pour entraver la concurrence dans le cadre d’une procédure négociée.

  • … mais ces comportements peuvent constituer d’autres infractions

Cela étant, le comportement de ces personnes pourrait toutefois être jugé pénalement répréhensible au regard d’autres infractions (faux en écritures, usage de faux, corruption, prise d’intérêt, violation du secret professionnel, association de malfaiteurs ou escroquerie).

  • Le cas de la fausse procédure négociée

La Cour constitutionnelle relève cependant que l’entente illicite pourrait notamment viser à manipuler la procédure pour contourner illégalement l’application d’une procédure restreinte ou ouverte dans des cas ou elle serait requise, en vue de privilégier la procédure négociée, par nature plus discrète.

Tel serait notamment le cas si ces personnes divisent artificiellement un marché – dans le temps ou quant à son objet – afin de le maintenir sous les seuils permettant de recourir à la procédure négociée sans publication préalable. Cette technique, dite du « saucissonnage » est du reste expressément identifiée par la Cour constitutionnelle.

Dans ces cas de figures, ces pratiques sont directement sanctionnables sur la base de l’article 314 du Code pénal.

  • Possibilité d’adaptation législative

Enfin, pour la bonne forme, la Cour constitutionnelle renvoie la balle au législateur en lui indiquant qu’il dispose de la possibilité d’adapter les comportements répréhensibles en vue de tenir compte de l’évolution législative en matière de réglementation des marchés publics.

Pour toute question sur le sujet, n’hésitez pas à prendre contact avec Thomas Cambier ou Alexandre Paternostre.





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